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Tocc'à voi : « Les limites du délit d'association mafieuse »


JF Profizi le Lundi 18 Novembre 2019 à 17:38

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Tocc'à voi : « Les limites du délit d'association mafieuse »


A l'occasion de diverses initiatives récentes, on a mis l'accent sur la nécessité de combattre la Mafia en Corse. On s'est même vanté, parfois, d'avoir fait tomber un « tabou » en utilisant, enfin, le seul terme adéquat pour désigner la situation dans l'île, en oubliant, au passage, qu'un ministre l'avait déjà employé en 2012 : il s'appelait Manuel Valls et il n'avait pas reçu que des compliments à l'époque ; c'est un euphémisme.

Comme en 2012, je pense que le terme est inadéquat au regard de la réalité de la Corse, même si je comprends qu'il est toujours plus facile de simplifier pour faire passer les messages.

Encore faut-il ne pas se fourvoyer. Or je crains que ce soit le cas lorsqu'on semble croire que la création du délit d' « association mafieuse » emprunté à la législation pénale italienne pourrait être un moyen efficace de mettre en échec le grand banditisme, ici et ailleurs.

Il me semble symptomatique de constater la discrétion faite sur la nature exacte de ce délit : ceux qui y font référence n'en donnent jamais la moindre définition, et je ne suis pas sûr qu'ils la connaissent. Or il est important de savoir de quoi on parle.

 

L'article 416 bisdu Code pénal italien précise (je traduis au plus près du texte) que « l'association est de type mafieux quand ceux qui en font partie se servent de la force d'intimidation du lien associatif et de l'état d'assujettissement et de solidarité [« omertà »] qui en dérive pour commettre des délits [ou crimes]*, pour acquérir d'une manière directe ou indirecte la gestion ou d'une façon ou d'une autre le contrôle d'activités économiques, de concessions, d'autorisations, d'adjudications [marchés] et services publics ou pour réaliser des profits et avantages injustes pour eux ou pour autrui, ou bien afin d'empêcher ou d'entraver le libre exercice du vote ou de procurer des votes pour eux-mêmes ou pour autrui à l'occasion de consultations électorales. [...]

A l'égard du condamné, est toujours obligatoire la confiscation des choses qui ont servi et ont été destinées à commettre le délit et des choses qui en sont le prix, le produit, le profit et en constituent l'emploi. »

L'article donne également les diverses peines prévues pour sanctionner le délit.

[*En italien « delitto » désigne à la fois ce qu'on appelle, en France, les « crimes » (jugés par les Cours d'assises) et les « délits » (jugés par les Tribunaux correctionnels)]

 

On ne peut pas nier que ce dispositif comporte des avancées par rapport à la législation française : c'est pourquoi une commission parlementaire avait (en 1992) recommandé au gouvernement français de mettre en œuvre une telle législation ; recommandation reprise par la Commission européenne car les insuffisances en matière de lutte contre le grand banditisme organisé et les mafias se retrouvent partout ailleurs, en dehors de l'Italie (dont la situation explique évidemment la réactivité).

En élargissant les incriminations, le Code pénal italien permet de ratisser plus large et de poursuivre non seulement les gens qui commettent des crimes ou des délits mais également ceux qui participent au recyclage du produit de ces crimes ou délits : hommes d'affaires ou élus (des Conseils municipaux ont été ainsi dissous).

 

Pour autant, la loi ne permet en rien d'améliorer le degré d'élucidation de ces crimes ou délits : elle intervient seulement quand des individus ont été arrêtés et condamnés. Il faut, pour la mettre en action, que la Justice ait, non seulement identifié, mais également réussi à condamner ceux qui ont commis les crimes ou délits, et que les conditions dans lesquelles ils ont été commis permettent de les qualifier de « mafieux ».

Or la principale difficulté à laquelle Police et Justice se heurtent c'est justement de trouver les preuves (indices matériels, témoignages, aveux etc.) qui permettent d'incriminer des individus suspects avec des chances de les faire condamner.

Cette difficulté explique qu'en Corse comme ailleurs (contrairement à ce qu'une paranoïa insulaire laisse croire) on ait beaucoup de mal à démanteler les réseaux « mafieux ».

Interrogé par RCFM après la réunion du collectif A MAFFIA NO, Jean-Claude Acquaviva expliquait que nous connaissons tous des victimes de ces réseaux. Sauf que « nous » ne pouvons pas prendre l'initiative, sans preuves, de saisir ceux qui pourraient y mettre fin : la Gendarmerie, la Police, le Procureur. Seules les victimes peuvent le faire et, dans l'écrasante majorité des cas, elles ne le font pas ; et on peut les comprendre.

On oublie qu'il a fallu, en Sicile, que l'assassinat de centaines de ces victimes ou de témoins provoquent des réactions populaires entraînant une vague de repentirs pour faire vaciller la « Cosa nostra ».

L'initiateur de la réaction cargesienne – Jean-Toussaint Plasenzotti - a déclaré à propos des assassins : « on va les attraper. Je suis sûr que cela sera fait par les pouvoirs publics. S'ils ne le font pas, certains le feront pour eux. » Or de deux choses l'une :

-ou bien « certains » ont des informations précises suffisantes pour entraîner des poursuites contre ces assassins et ils doivent les donner (s'ils ne l'ont fait) à la Justice ;

-ou bien ils n'ont que des soupçons qui, même s'ils confinent à la certitude, ne permettent pas, dans un Etat de droit, de condamner des gens sans preuves. Impossible, comme le faisait Pasquale Paoli, de se contenter d'une « demi-preuve » et de recourir à la torture pour obtenir des aveux : cela provoquerait, avec raison, l'indignation de la Ligue des droits de l'Homme, mais aussi des avocats qui président aux destinées de la CdC ou aspirent à présider à celles des deux principales villes de l'île.

 

Tout cela pour dire que, si je suis favorable à l'importation de l'article 416 bis du Code pénal italien dans la législation française parce que cela aggravera les sanctions qui frappent les truands lorsqu'ils ont été identifiés et condamnés, je ne crois pas que cela constituera un motif de dissuasion suffisamment fort à l'égard de ceux-ci.

Je reste persuadé - jusqu'à qu'on me prouve que cette solution est impraticable - que le dispositif le plus efficace se trouve dans la saisie de tout bien réel (maison, commerce, voiture, bateau etc.) ou financier (espèces ou comptes bancaires) dont le propriétaire ne peut prouver l'origine légale et sans qu'il ait, nécessairement, été condamné pour avoir commis un crime ou un délit (extorsion de fonds, trafic de drogue, hold-up etc.) comme c'est le cas dans les législations italienne et française.

Il est inutile de créer de nouvelles procédures exorbitantes ni liberticides : on peut utiliser les signalements qui doivent, obligatoirement, être faits à TRACFIN par des professionnels (notaires, agents immobiliers, experts-comptables etc.) ayant connaissance de l'origine inexpliquée de certains fonds, et des EASFP (examens approfondis de situation fiscale personnelle) pratiqués par les agents des impôts.

Mais au lieu de se contenter de sanctions financières ou même pénales quand on a constaté que ces fonds résultent de malversations financières (en général de la fraude fiscale) comme on l'a vu récemment avec les affaires Cahuzac et Balkany, on pourrait saisir ces fonds ou ce qu'ils ont servi à acquérir du seul fait que leur origine reste inexpliquée.

 

Un truand, mafieux ou pas, commet ses méfaits dans le but de s'enrichir, non pour entasser le produit de ceux-ci dans une cassette au fond d'un jardin, mais pour en profiter : dès lors qu'on l'en empêche, il devrait trouver moins d'attrait à ses activités.